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Enquête : les supermarchés contre les voleurs

LE PARISIEN MAGAZINE. Face à des rois de la fauche de plus en plus inventifs, les supermarchés contre-attaquent. Pour limiter leurs pertes, ils renforcent les équipes de sécurité et investissent dans les nouvelles technologies. Et ça marche !

Mieux vaut ne jamais se fier aux apparences. Telle est la leçon que tire Steve, 35 ans, responsable de rayon dans un supermarché du Nord, après quinze années passées dans la grande distribution. En matière de larcins, il ne manque pas d’anecdotes : ados qui ôtent les antivols des bouteilles de whisky grâce à un aimant, avant de les glisser dans leurs poches ; clients qui collent des feuilles d’aluminium dans leur sac pour ne pas sonner aux portiques ; des dizaines de personnes qui tentent chaque jour d’« oublier » de régler une partie de leurs achats en passant à la caisse. Mais son histoire la plus savoureuse reste sans doute celle de ce couple de trentenaires ordinaires, venus, comme tous les samedis, faire leurs achats dans l’un des plus grands hypermarchés de la région. « Au fil des rayons, ils remplissaient leur Caddie de nourriture, de bouteilles d’alcool, de produits de beauté de marque, d’un téléviseur, d’un lecteur mp3... » Le couple paye et sort de l’hyper. Puis monsieur pénètre de nouveau dans l’enceinte par l’entrée n° 1 avec son ticket de caisse, mais le Caddie vide. Il le remplit exactement des mêmes produits. « Cette fois, poursuit Steve, au lieu de se diriger vers les caisses, il file vers l’entrée n° 2 et explique au vigile, en brandissant sa facturette, qu’il a déjà payé ses achats, mais qu’il a dû retourner dans l’hypermarché car son fils y avait laissé tomber son doudou. Le vigile le laisse passer. » Les deux voleurs ont réussi leur coup. Ils se feront finalement attraper, une autre fois, quand le vigile de l’entrée n° 1, ayant échangé sa place avec celui de l’entrée n° 2, reconnaîtra l’homme qu’il a vu entrer avec un Caddie vide. Le couple avouera très vite avoir déjà pratiqué l’opération cinq ou six fois. Le vol est un fléau pour la grande distribution. Aussi bien pour les supermarchés que pour les enseignes spécialisées. Il représente près de 80 % de ce que les professionnels du secteur appellent « la démarque inconnue », qui inclut aussi les erreurs de gestion de stock, celles des fournisseurs, la casse et le gaspillage. En clair, toute la marchandise qui disparaît d’une manière ou d’une autre.

Côté distributeurs, le silence est de mise

Et si les larcins commis par les clients représentent 44 % de la démarque, ceux des salariés s’élèvent à 35 %. Au total, ce sont 3,5 milliards d’euros de marchandises qui se sont évaporés en France en 2014, soit 0,81 % du chiffre d’affaires de la grande distribution, ou 124 euros par foyer par an, selon le baromètre de la société de sécurité Checkpoint Systems. « Ce petit pourcentage peut très vite augmenter dans un magasin qui ne se préoccuperait pas de ce problème, et grever sévèrement son bénéfice », avertit Matthieu Le Taillandier, codirecteur général de Stanley Security. Côté distributeurs, le silence est de mise. Sur la quarantaine de sociétés contactées (Carrefour, Auchan, Leclerc, Fnac, JouéClub, C&A, Castorama, Sephora, Boulanger...), seules trois ont accepté de nous répondre : Système U, Decathlon et le groupe Casino. Les autres préfèrent ne pas communiquer, avançant que ce sujet n’est pas une préoccupation ou qu’elles ne souhaitent pas donner de nouvelles idées aux voleurs. Chez Decathlon, Jean-Charles Loyau, responsable de la démarque inconnue, parle avec franchise : « C’est un enjeu majeur pour notre entreprise, qui touche en particulier les produits électroniques (montres connectées, GPS...) et les chaussures. » Chez Système U, on relativise. « C’est une question sur laquelle nous travaillons, mais ce n’est pas un vrai “danger” pour nos magasins. L’important, c’est de donner des signes de fermeté pour dissuader les voleurs », explique Thierry Desouches, responsable de la communication.

« Des délinquants issus de tous les milieux sociaux, et de tous âges »

Car pour les voleurs, la grande distribution est une caverne d’Ali Baba. Outils, smartphones, alcools, lames de rasoir, bijoux, maquillage... ont les faveurs des clients à la main leste. « Ils se concentrent sur les petits produits à forte valeur ajoutée », observe Frédéric Boukara, directeur commercial de la société de sécurité Checkpoint. Si une partie des salariés dérobe des marchandises, cela n’a rien de propre au secteur, mais dans le commerce, les tentations sont très fortes et les revenus des salariés, peu élevés. Quant aux voleurs venus de l’extérieur, « ils sont issus de tous les milieux sociaux et de toutes les catégories d’âge », pointe Laurent Mucchielli, sociologue au CNRS, spécialiste de la délinquance. Avec des techniques plus ou moins élaborées. Ancienne responsable d’un supermarché discount, Léa, 46 ans, se souvient de cette petite mamie, « une femme adorable qui venait tous les jours avec son cabas à roulettes. Elle prenait des nouvelles, bavardait volontiers. On s’est rendu compte qu’elle ne déposait pas tous ses articles sur le tapis de caisse. Son cabas avait un double fond ». Les plus aguerris font preuve d’une véritable créativité. « C’est une course à l’innovation, remarque Frédéric Boukara, de Checkpoint, qui s’est doté d’un département de recherche. Les voleurs inventent constamment de nouveaux modes opératoires : DVD et jeux vidéo glissés dans des paquets de lessive, sacs en aluminium... » Les sites qui répertorient les techniques de vol sont légion. « Il y a deux types de vols, poursuit Laurent Mucchielli. Le vol d’opportunité et le vol organisé. Dans le premier cas, on vole parce que l’occasion se présente, pour son usage personnel. Le second cas suppose que le voleur a préparé son acte, et anticipé le recel. » Le vol d’occasion reste majoritaire, mais on assiste depuis quelques années à une professionnalisation de cet acte. « On voit des bandes organisées qui écument les grands magasins d’une même région, et volent des listes de produits qu’ils revendent sur Internet », pointe Frédéric Boukara.

Chez certaines personnes, cela relève de la pathologie

Les motivations des voleurs d’opportunité sont, quant à elles, assez variables. Si certains « amateurs » le font parce qu’ils sont dans le besoin, cela reste minoritaire. Chez les adolescents, le chapardage prend souvent l’allure d’un rite initiatique. Certains adultes arguent de leur colère contre la grande distribution qui s’enrichirait sur leur dos (lire encadré p. 33). D’autres le font « pour éprouver des sensations – excitation, peur – ou pour lutter contre l’angoisse », explique le psychiatre Yann L’Hégaret. Voler peut enfin relever de la maladie chez certaines personnalités antisociales, bipolaires, kleptomanes ou encore hyper-émotives. « Pour le kleptomane, ce qui compte, ce n’est pas le bien qu’il s’approprie, mais l’acte de voler », pointe le thérapeute. La maladie se manifeste par crises, plus ou moins récurrentes. « Le patient est en proie à des obsessions qui génèrent chez lui un état de tension et d’excitation de plus en plus fort, détaille Yann L’Hégaret. Elles finissent par déboucher sur un passage à l’acte . associé au plaisir et au soulagement. Viennent ensuite la prise de conscience et la culpabilité. La répétition de ce comportement sur la durée conduit souvent à la dépression. » La kleptomanie touche 1 % de la population, et trois femmes pour un homme.

L’arrivée du numérique a ouvert de nouvelles possibilités de ripostes

« Des caméras détectent les attitudes suspectes grâce à des algorithmes » explique Stéphanie Bergouignan, de la société Uniprotect. (Zynism/Getty)

Depuis une dizaine d’années, les grandes enseignes de distribution ont pris le problème du vol à bras-le-corps. « Confrontés à une croissance en berne et à une guerre des prix qui rogne leurs marges, les distributeurs ont investi dans la lutte contre la démarque inconnue », relève Frédéric Boukara, chez Checkpoint Systems. En 2014, ils ont consacré 5,8 milliards d’euros, soit 1,36 % de leur chiffre d’affaires, à la prévention de ces pertes. Avec succès : la démarque inconnue chute. Elle est passée de 5,3 milliards d’euros en 2012, à 3,5 milliards en 2014. Pour les commerçants, l’enjeu est double. « Ils doivent à la fois arbitrer entre le coût de la sécurité et celui du vol, entre la logique sécuritaire et la logique commerçante. Des produits placés sous vitrines se vendent moins bien que ceux mis en libre-service », analyse le sociologue François Bonnet, chercheur au CNRS. Un calcul complexe.

Par ailleurs, l’arrivée du numérique a ouvert de nouvelles possibilités. Les caméras sont plus sophistiquées. « Certaines détectent les comportements suspects grâce à des algorithmes puissants », précise Stéphanie Bergouignan, directrice générale de la société de sécurité Uniprotect. Si les araignées métalliques et les macarons en plastique (lire l’encadré p. 34) ont encore de beaux jours devant eux, l’arrivée des étiquettes RFID, avec une puce à code unique qui permet de localiser en temps réel la marchandise, a changé la donne. Ces étiquettes sont intégrées dès la fabrication du produit, en partenariat avec les fournisseurs. Depuis 2014, l’enseigne Decathlon a choisi d’en équiper l’ensemble de ses produits et de ses magasins. D’abord parce que cette technologie permet de mieux gérer les stocks. « Nous pouvons faire des inventaires quotidiens, explique Jean-Charles Loyau, chez Decathlon. Il suffit que nos employés passent le long d’un rayonnage en pointant une douchette informatique, quand ils devaient avant scanner une à une les étiquettes des produits. Nous pouvons ainsi prévenir les ruptures de stocks. » Mais la RFID est aussi une arme efficace contre le vol. « Nous pouvons repérer très rapidement les produits les plus dérobés, et ainsi mieux les protéger. » Si toutes les enseignes n’en sont pas encore équipées, la RFID les convainc une à une, son coût tendant à s’amoindrir. « C’est l’avenir. Les cinq plus grandes enseignes du textile européen H&M, Decathlon, Zara, C&A et Marks & Spencer sont en train de l’adopter », souligne Matthieu Le Taillandier, codirecteur général de Stanley Security. Mais cette technologie n’est pas adaptée à tous les produits. Parfaite sur le textile ou l’électronique, elle est inutile sur les yaourts par exemple. Sur la viande et les produits surgelés, le sujet fait débat.

Le vol en interne est un problème très délicat à traiter

Cependant, toute cette technologie est inutile sans hommes. « Si ça sonne et qu’il n’y a personne pour courir après le voleur, ça ne sert à rien », observe Stéphanie Bergouignan. Et embaucher un agent de sécurité coûte cher. Les magasins Franprix – dont la surface fait en moyenne 400 mètres carrés –, essentiellement présents en Ile-de-France, se sont heurtés à cette problématique.

Récemment encore, en cas de vol, les employés appelaient le superviseur ou le responsable régional pour décider de la marche à suivre. Ce qui, selon un responsable de l’enseigne, entraînait une « inertie inacceptable ». Le groupe a donc testé durant cinq mois un système de sécurité innovant, qu’elle a généralisé dans 250 magasins franciliens depuis avril. Ils sont désormais équipés de caméras reliées à un PC sécurité installé à Dijon. Là-bas, des agents surveillent en permanence les écrans. S’ils constatent une infraction ou si les employés les appellent, ils envoient une brigade de deux agents à moto qui rejoignent le site en dix minutes. Le reste du temps, ces vigiles passent de magasin en magasin, assurant une présence dissuasive selon des horaires aléatoires. En mutualisant l’effort financier, les magasins Franprix ont ainsi pu s’offrir un système de sécurité efficace et moins coûteux que du gardiennage traditionnel. Lutter contre le vol en interne est bien plus délicat : les directeurs doivent garder la confiance de leurs employés, et la surveillance des salariés est très encadrée en France. « Certains directeurs pensent qu’il est possible de mettre un agent infiltré dans les zones de stockage. Nous leur expliquons que c’est illégal, s’amuse Stéphanie Bergouignan. Cette lutte passe par l’instauration d’une vraie culture de sécurité dans l’entreprise. »

Si le magasin porte plainte, le voleur risque gros

Mais que risquent les voleurs ? « L’agent de sécurité qui prend un voleur sur le fait a un pouvoir d’arrestation et de remise à la police », note Me Camille Potier, avocate au barreau de Paris et membre du conseil de l’ordre. Beaucoup de conflits se règlent à l’amiable avec le magasin, notamment si la personne est attrapée pour la première fois et vole à son seul profit. Le plus souvent, elle paye la marchandise et est priée de ne plus remettre les pieds dans le magasin. Mais certaines enseignes préviennent plus facilement la police. Si le magasin porte plainte, le voleur risque gros. Sur le papier. « La loi prévoit jusqu’à trois ans de prison et 45 000 euros d’amende pour un vol simple, et jusqu’à cinq ans de prison et 75 000 euros d’amende pour vol aggravé par une ou plusieurs circonstances », explique l’avocate. Dans les faits, les juges se montrent plutôt cléments avec les personnes sans casier. Mais, en cas de récidive, la peine peut très vite s’alourdir. Pas au point cependant de dissuader les plus accros.


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